Par l’équipe de l’IOBETTE – Juillet 2025
vigilance
Le 14ème jour du mois de mai de l’an de grâce 2025. En une seule journée, trois arrêts de la chambre commerciale de la Cour de cassation sont venus bouleverser un équilibre trop souvent favorable aux établissements bancaires. Le point commun ? Trois courtiers, trois conventions dénoncées de manière abrupte par le Crédit Agricole Languedoc, et trois décisions de justice leur donnant raison.
Ces décisions ne font pas que réparer une injustice ponctuelle. Elles établissent une jurisprudence attendue et décisive : oui, un courtier peut entretenir une relation commerciale établie avec une banque, même sans contrat d’exclusivité ou mandat formel.
Le contexte : des conventions rompues unilatéralement
Dans chacun des trois litiges, des courtiers indépendants – franchisés des réseaux IN&FI ou Vousfinancer – avaient signé une convention d’apporteur d’affaires avec la Caisse Régionale de Crédit Agricole Mutuel du Languedoc (CRCAML).
Ces relations ont duré plusieurs années, générant un chiffre d’affaires stable par le biais de commissions versées pour chaque dossier financé par la banque. Pourtant, le 30 octobre 2019, la CRCAML a mis un terme à ces conventions avec un préavis d’un mois seulement, sans justification claire ni faute alléguée des courtiers.
Ces derniers ont saisi la justice, invoquant une rupture brutale de relations commerciales établies au sens de l’article L.442-1, II du Code de commerce (anciennement L.442-6, I, 5°).
Une question de droit : qu’est-ce qu’une “relation commerciale établie” ?
Pour les banques, il s’agissait de simples collaborations précaires : pas de mandat, pas d’exclusivité, et une rémunération conditionnée à l’issue favorable d’un crédit.
Mais pour la Cour de cassation, le raisonnement est tout autre : la régularité et la stabilité du flux d’affaires suffisent à caractériser une relation commerciale établie.
« Une activité récurrente de courtage, avec commissions, crédibilise l’existence d’un partenariat », précise la Cour dans les trois arrêts.
Les trois décisions en résumé
Affaire IN&FI – R2E Finances (n°24-10.835)
- Durée de la relation : 2013 à 2019
- Préavis donné : 1 mois
- Décision : La Cour confirme la condamnation du Crédit Agricole à verser 6 436 € à la société R2E Finances.
- Motif retenu : Chiffre d’affaires stable et relation continue, même sans mandat exclusif.
Affaire Vousfinancer – MJNS (n°24-10.836)
- Durée de la relation : 2013 à 2019
- Préavis donné : 1 mois
- Décision : Confirmation de la condamnation du Crédit Agricole à verser 10 355 € à MJNS.
- Motif retenu : Relation durable et régulière, légitime espoir de continuité commerciale.
Affaire Vousfinancer – EIC Financement (n°24-10.834)
- Durée de la relation : 2016 à 2019
- Chiffre d’affaires faible : 9 749 € en 2018 (soit 2,95 % de l’activité)
- Préavis donné : 1 mois
- Décision : Même en l’absence de chiffre significatif, la Cour accorde 1 584 € d’indemnité.
Trois arrêts, et cela devient une jurisprudence structurante pour les IOBSP.
Ces arrêts clarifient quatre principes fondamentaux :
- La qualification de “relation commerciale établie” ne dépend ni d’un mandat ni d’une exclusivité.
- Un flux régulier de dossiers avec rémunération suffit à établir une relation au sens du droit commercial.
- Le niveau de production de crédits est sans incidence : seule compte la continuité de la relation d’affaires. Même une part marginale du chiffre d’affaires – comme les 2,95 % évoqués dans l’affaire EIC Financement – peut suffire à établir une relation commerciale si la collaboration est régulière et durable.
- Un préavis d’un mois est insuffisant pour une relation de plusieurs années.
Un rééquilibrage du rapport de force
Pendant longtemps, les courtiers étaient perçus comme les « petits » dans la relation avec les banques : dépendants de conventions souvent unilatérales, susceptibles d’être dénoncées sans justification.
Ces arrêts rappellent que les relations d’affaires, même informelles, doivent être respectueuses du droit. Pour les banques, la rupture unilatérale sans anticipation suffisante est désormais un risque judiciaire.
Face à ce tournant jurisprudentiel, il devient opportun pour les réseaux bancaires comme pour les réseaux de courtiers de :
- Clarifier les modalités de rupture dans les conventions ;
- Prévoir un préavis contractuel adapté (3 mois semble devenir un standard implicite) ;
- Formaliser les attentes mutuelles sur la durée, les volumes, la transparence.
Une charte interprofessionnelle pourrait même émerger de ces principes pour guider les pratiques futures.
Ces décisions auront sans doute un effet structurant sur le marché :
- Professionnalisation du courtage : le métier s’ancre dans le droit, gagne en stabilité.
- Pouvoir de négociation accru : les courtiers peuvent désormais s’appuyer sur une jurisprudence protectrice.
- Responsabilisation des banques : elles devront mieux encadrer la rupture des relations, au risque de condamnations.
Le 14 mai 2025 restera dans l’histoire du courtage comme une date pivot : celle où la Cour de cassation a enfin affirmé que les courtiers ne sont pas des partenaires jetables.
Ces arrêts consacrent la reconnaissance juridique d’un lien d’affaires durable entre banques et apporteurs , et appellent à repenser les conditions de coopération dans le respect du droit commercial.
Un tournant est pris. Aux professionnels désormais d’en tirer toutes les conséquences.
Jérôme CUSANNO & Bachir BORAUD.