
Deux missions, un même client… et beaucoup de questions.
Depuis la transposition de la directive 2014/17/UE sur le crédit immobilier, le Code monétaire et financier a ouvert la possibilité pour un intermédiaire en opérations de banque et en services de paiement (IOBSP) d’exercer deux types de missions distinctes :
- la recherche de capitaux (le courtage classique, via un mandat MURCEF), et
- le conseil indépendant (article L.519-1-1 CMF).
Deux régimes, deux logiques, deux rémunérations.
Mais qu’en est-il lorsque ces deux missions sont proposées successivement à un même client pour un même projet ?
Est-il loyal, professionnel et conforme de facturer un honoraire de conseil, puis une commission bancaire pour la mise en place du même prêt ?
Ou s’agit-il d’une pratique borderline qui heurte les principes de la transparence et de la loyauté professionnelle ?
Le débat est ouvert. Et il mérite qu’on s’y attarde, tant la frontière est ténue entre polyvalence et confusion des genres.
Le cadre juridique : une articulation complexe de quatre articles
Pour comprendre la tension, il faut lire ensemble les articles L.519-1-1, L.519-4, R.519-20 et R.519-26 du Code monétaire et financier.
1️⃣ L.519-1-1 CMF : il reconnaît le service de conseil en crédit, qui peut être “indépendant” s’il ne donne lieu à aucune rémunération d’un prêteur. Le conseil indépendant est donc une prestation intellectuelle pure, rémunérée par le client.
2️⃣ L.519-4 CMF : il impose à tout intermédiaire de se comporter de manière honnête, équitable et professionnelle, dans l’intérêt exclusif du client.
3️⃣ R.519-20 CMF : dès l’entrée en relation, l’IOBSP doit informer le client du type de service qu’il propose — intermédiation ou conseil indépendant.
4️⃣ R.519-26 CMF : l’intermédiaire doit communiquer le montant total de sa rémunération, sa nature et ses modalités de calcul avant toute conclusion.
En théorie, ces textes dessinent une architecture étanche :
→ un type de mission = une nature de rémunération = une transparence unique.
Mais dans la pratique, des acteurs ont tenté de succéder deux contrats sur un même projet : d’abord un “mandat de conseil”, puis un mandat de courtage.
Une pratique juridiquement possible, mais déontologiquement questionnée.
Le scénario typique du “double mandat”
Un client approche un courtier pour un projet immobilier. Le professionnel lui propose d’abord une mission de conseil indépendant : analyse de marché, comparatif d’offres, recommandation écrite. Le client paye des honoraires fixes (ex. 300 € TTC).
Puis, quelques semaines plus tard, le même courtier lui propose de signer un mandat de recherche de capitaux pour négocier le prêt auprès d’un établissement bancaire.
Le courtier perçoit alors une commission de banque à la mise à disposition des fonds.
Résultat : le client aura payé deux fois — une fois comme “conseillé”, une autre fois comme “emprunteur financé par l’intermédiaire”.
Est-ce légal ? Oui, en l’absence d’interdiction expresse.
Est-ce loyal ? Là est tout le débat.
Les arguments des “pro” : la pratique, pas la faute.
Certains professionnels défendent cette succession de missions.
Voici leurs arguments.
🟩 1. Deux prestations distinctes
Le conseil indépendant n’est pas une intermédiation : il consiste à étudier les offres disponibles, à formuler une recommandation et à aider le client à comprendre les mécanismes de financement.
La recherche de capitaux, elle, implique la présentation du dossier à un prêteur.
Ce sont donc deux opérations juridiques différentes, avec deux régimes de rémunération distincts.
🟩 2. Une logique chronologique, pas cumulative
Le professionnel peut considérer que la première mission s’est achevée avec la remise de la recommandation écrite.
Si, ensuite, le client choisit de lui confier une mission nouvelle, celle de rechercher un prêt conforme à la recommandation, il s’agit d’un contrat distinct.
Rien n’interdit juridiquement qu’un client rémunère un professionnel pour un conseil, puis pour une exécution.
🟩 3. L’absence d’interdiction ou de sanction
Aucune disposition légale n’interdit expressément ce cumul, et aucune décision de justice n’a condamné cette pratique à ce jour.
Ni la Cour de cassation, ni l’ACPR n’ont émis de doctrine ou de sanction en ce sens.
Les partisans du cumul rappellent que “tout ce qui n’est pas interdit est autorisé”, dès lors que les deux contrats sont clairs, signés séparément, et que la transparence est assurée.
🟩 4. Le pragmatisme économique
Les courtiers estiment que cette flexibilité leur permet de valoriser leur expertise sans dépendre uniquement des commissions bancaires, et de répondre à tous les besoins du client : d’abord le conseil, ensuite la négociation.
Dans un contexte de marges réduites et de taux fluctuants, c’est aussi une adaptation économique.
Les arguments des “contre” : l’éthique et la loyauté d’abord
Les détracteurs de cette pratique, parmi lesquels plusieurs juristes et associations professionnelles, y voient au contraire une contradiction profonde avec l’esprit du droit.
🟥 1. L’atteinte à l’indépendance (L.519-1-1 CMF)
Comment un professionnel peut-il affirmer avoir fourni un “conseil indépendant” — c’est-à-dire sans lien ni rémunération d’un prêteur — s’il perçoit, quelques jours plus tard, une commission bancaire pour le même projet ?
Même si les contrats sont séparés, l’indépendance est compromise a posteriori : l’IOBSP devient juge et partie.
Le conseil initial n’était plus neutre.
🟥 2. Le défaut de loyauté (L.519-4 CMF)
Le principe de loyauté et d’honnêteté exige d’agir exclusivement dans l’intérêt du client.
Or, cumuler deux rémunérations sur un même projet conduit à une double facturation pour une même finalité : obtenir un financement.
L’argument de la “succession” devient artificiel. Aux yeux du client, il s’agit du même accompagnement.
🟥 3. La violation de l’esprit du R.519-20 CMF
Dès l’entrée en relation, l’intermédiaire doit préciser la nature du service proposé.
Proposer successivement un conseil puis une intermédiation brouille la frontière et crée une confusion réglementaire. Le client n’est plus en mesure de comprendre la différence entre les deux missions, ni d’apprécier la portée de son engagement initial.
🟥 4. Le risque de requalification et de double rémunération
Le juge pourrait, en cas de litige, requalifier le conseil en intermédiation, au motif qu’il visait le même objectif final (obtenir un prêt).
Dans ce cas, l’intermédiaire perdrait sa rémunération “de conseil”, contraire au principe MURCEF interdisant tout paiement avant l’obtention du prêt.
Le risque de requalification est réel, notamment en cas de contentieux sur les honoraires.
Ce que disent (ou ne disent pas) les régulateurs
À ce jour, aucune position officielle de l’ACPR n’a été publiée sur la question de la succession de missions entre conseil indépendant et intermédiation.
Les inspections menées depuis 2020 se concentrent surtout sur :
- le devoir d’explication et de conseil,
- la traçabilité des informations précontractuelles,
- et la prévention des conflits d’intérêts.
Quant à la DGCCRF, elle a déjà épinglé certains acteurs (notamment Meilleurtaux, selon la presse consumériste) pour défaut d’information ou présentation trompeuse de leurs honoraires, mais pas pour le seul motif du double contrat.
Bref, le sujet reste juridiquement vierge, mais éthiquement sensible.
Une zone grise : ni interdite, ni encouragée
Cette pratique relève aujourd’hui d’une zone grise. Rien ne l’interdit expressément, mais elle doit être maniée avec une extrême prudence.
👉 Les professionnels les plus rigoureux adoptent quelques garde-fous :
- Deux contrats distincts et datés, avec objet différent ;
- Mention explicite de la fin de la mission de conseil avant le début du courtage ;
- Déclaration écrite du client reconnaissant la différence entre les deux prestations
- Absence totale de flux financier vers l’IOBSP pendant la première mission en provenance d’un prêteur.
Ces précautions permettent de préserver la transparence et de minimiser le risque de requalification, sans interdire la succession en soi.
Faut-il “mourir conforme” ?
Les plus pragmatiques le rappellent : la conformité ne doit pas devenir un carcan paralysant. Dans un marché mouvant où les modèles économiques des IOBSP s’adaptent, il serait illusoire de refuser toute innovation contractuelle. Mais encore faut-il ne pas abuser de la tolérance du droit.
“Ne pas mourir conforme” ne signifie pas “ignorer la conformité”.
Cela veut dire :
- agir avec bon sens,
- documenter les démarches,
- informer le client,
- et s’assurer que la rémunération correspond à une valeur ajoutée réelle.
Un équilibre reste à trouver
Le cumul “conseil indépendant + mandat de courtage” n’est pas illégal, mais il teste les limites de la loyauté.
Les textes (L.519-1-1, L.519-4, R.519-20, R.519-26 CMF) s’articulent pour préserver la clarté des missions et protéger le client.
La pratique de la succession des deux contrats, si elle est transparente, justifiée et documentée, peut survivre — à condition de ne jamais travestir le conseil en levier commercial.
Le droit, ici, n’interdit pas : il invite à la responsabilité. Et c’est sans doute la plus belle des libertés professionnelles : celle d’exercer en conscience.
Jérôme CUSANNO
Directeur de l’iepb



