
Un principe républicain bafoué. C’est par ces mots que le sénateur Jean-François Husson, rapporteur général de la commission des finances, a résumé la situation explosive révélée par un contrôle mené directement à Bercy. Le constat est sans appel : le Parlement a voté une loi claire, adoptée à l’unanimité, pour mettre fin à la fraude fiscale des arbitrages de dividendes.
Mais le gouvernement, en publiant ses textes d’application, a réintroduit des brèches permettant aux banques de continuer à pratiquer ces montages frauduleux.
Le rappel d’un principe fondateur
Notre République repose sur un équilibre simple : le peuple décide par l’intermédiaire de ses représentants, le Parlement, et le gouvernement exécute la volonté ainsi exprimée. Mais dans cette affaire, cet équilibre est rompu. Le Parlement a voté, le Sénat a fait son travail, mais le gouvernement a choisi d’ignorer le sens du vote.
En février dernier, lors de l’adoption de la loi de finances 2025, un dispositif de lutte contre la fraude dite CumCum avait été introduit par le Sénat et adopté à l’unanimité. Objectif : mettre fin à une évasion fiscale massive qui consiste pour des actionnaires étrangers à se soustraire à la retenue à la source sur les dividendes en utilisant des montages bancaires sophistiqués.
Ces montages, révélés depuis 2018 par la presse européenne, permettent à certains établissements de percevoir une rétribution tout en privant l’État français de milliards d’euros de recettes fiscales.
Qu’est-ce que la fraude CumCum ?
Le terme CumCum vient du latin « cum » (« avec ») et fait référence à des montages d’arbitrage de dividendes pratiqués autour des dates de versement des dividendes.
Concrètement :
- Un investisseur étranger détient des actions françaises. Normalement, quand il perçoit un dividende, il doit payer une retenue à la source en France (un impôt, souvent autour de 25 à 30 %).
- Pour éviter cet impôt, il prête temporairement ses actions à une banque française (ou parfois une filiale d’une banque étrangère établie en France) juste avant le versement du dividende.
- Le jour du dividende, c’est la banque française (non soumise à la retenue à la source) qui encaisse le dividende, puis le restitue à l’investisseur étranger sous une autre forme (souvent via un « prix de location » ou un remboursement de titre).
- Après le versement, l’action est restituée à l’investisseur étranger.
Résultat : l’investisseur étranger reçoit son dividende net d’impôt, alors que la loi fiscale française exigeait une retenue.
👉 Le montage est appelé CumCum car l’action « passe avec » (cum) un intermédiaire local le temps de l’opération.
La volonté claire du législateur
Le texte adopté ne souffrait d’aucune ambiguïté. Il imposait que les dividendes versés à des actionnaires étrangers soient soumis à l’imposition prévue par la loi française, sans échappatoire. « Justice fiscale », c’était l’esprit et la lettre de ce vote.
Jean-François Husson et le président de la commission des finances, Claude Raynal, avaient rappelé à plusieurs reprises au ministre de l’Économie que le Sénat ne souhaitait aucune faille, aucune exception. Dans un courrier du 31 mars, ils mettaient déjà en garde :
« Le projet transmis crée une faille dans le dispositif qui permettrait aux opérations frauduleuses de perdurer et ce malgré l’adoption de nouvelles dispositions législatives insérées par le Sénat. »
Le 17 avril, un second courrier insistait :
« L’intention du législateur est parfaitement claire. Ces modalités de mise en œuvre ne sauraient ouvrir des brèches permettant de ne pas appliquer la retenue à la source. »
Le passage en force du gouvernement
Ces avertissements n’ont pas été entendus. Pire : le soir même de l’envoi du second courrier, le texte d’application était publié au Journal officiel.
Que s’était-il passé entre-temps ? D’après les éléments recueillis par Husson lors de son contrôle à Bercy, deux faits marquants apparaissent :
- C’est la Fédération bancaire française (FBF), le principal lobby des banques, qui avait explicitement demandé la non-application de l’impôt dans certains cas.
- Les administrations fiscales elles-mêmes – la direction de la législation fiscale (DLF) et la direction générale des finances publiques (DGFiP) – avaient conseillé au ministre de ne pas accéder à cette demande.
Dans une note du 20 mars, ces administrations alertaient :
« Compte tenu de l’intention du législateur, une exclusion large de ces opérations soulèverait un risque polémique sévère. »
Malgré cela, le gouvernement a choisi de publier des décrets qui contredisent la loi votée.
Quand les banques dictent la règle
On s’arrange comme on peut… Que dire de telles pratiques de la part de nos partenaires ?
La FBF, reçue par Husson en novembre 2024, avait osé écrire noir sur blanc :
« Il n’existe pas de phénomène de fraude en France résultant de pratiques d’arbitrage de dividendes. »
Difficile de faire plus déconnecté de la réalité. Car cette fraude existe, elle est massive, et elle est même poursuivie. Le parquet national financier a lancé des perquisitions chez BNP Paribas, Société Générale, Natixis, HSBC… Le Crédit Agricole lui-même a fini par reconnaître sa participation après avoir nié.
Des milliards envolés
Les chiffres donnent le vertige :
- 2,5 milliards d’euros de redressement annoncés par Gabriel Attal en mai 2023.
- 4,5 milliards d’euros de redressement en cours aujourd’hui, selon Husson, avec de nouvelles procédures ouvertes le mois dernier.
- 33 milliards d’euros de pertes fiscales pour la France entre 2000 et 2020, soit près de 2 milliards par an, d’après l’université de Mannheim (Allemagne).
Et pourtant, on continue à nous expliquer qu’il n’y a pas de fraude.
L’obstacle récurrent du gouvernement
Depuis 2018, chaque tentative du Sénat pour encadrer ces pratiques a été neutralisée. La première loi avait été vidée de sa substance lors du passage à l’Assemblée nationale. L’année dernière encore, lorsque Husson a proposé de rétablir un dispositif efficace, le gouvernement s’y est opposé à tous les stades :
- rejet en séance,
- rédaction alternative vidant le texte de son sens,
- saisine inédite du Conseil d’État en pleine procédure budgétaire,
- lobbying jusqu’en commission mixte paritaire.
Et au final, une fois la loi votée à l’unanimité, un décret est venu contredire l’esprit du texte.
La question qui fâche : pourquoi ?
Pourquoi le gouvernement s’entête-t-il à protéger ces montages frauduleux ? Qui protège-t-on vraiment ?
Car il ne s’agit pas ici de débats techniques. Le Sénat a été unanime. Les administrations fiscales elles-mêmes avaient conseillé de ne pas introduire de brèches. Le seul acteur favorable aux exclusions, c’est le lobby bancaire.
Alors ? Mais que fait l’ACPR, censée surveiller la solidité et la probité des établissements financiers ? Pourquoi tant d’atermoiements quand d’autres pays, comme l’Allemagne, le Danemark ou les États-Unis, ont agi fermement ?
Un parfum de connivence
Dans ce dossier, tout se passe comme si l’on ne voulait pas vraiment arrêter la fraude. Comme si des forces obscures, pour reprendre les mots de Husson, travaillaient dans l’ombre pour préserver les intérêts des plus puissants.
C’est bien là le drame : la démocratie se trouve affaiblie, le Parlement humilié, et la justice fiscale sacrifiée.
L’inacceptable contradiction
Dans quelques mois, le gouvernement expliquera aux Français qu’il faut consentir à 40 milliards d’euros d’efforts budgétaires pour redresser les comptes publics. Et dans le même temps, il laisse perdurer une fraude bancaire à plusieurs milliards par an.
Comment demander aux citoyens d’accepter davantage d’impôts, de charges et de sacrifices, quand les grandes banques obtiennent par décret ce qu’elles n’ont pas obtenu par le Parlement ?
Alors, le dernier mot sera-t-il au Parlement ?
Jean-François Husson a été clair :
« Le retrait du texte d’application du gouvernement est pour moi une demande impérative du Sénat, pour respecter la volonté et le vote souverain du Parlement. »
Cette affaire n’est pas seulement un scandale fiscal. C’est une épreuve pour nos institutions. Une démocratie qui se respecte ne peut tolérer que les décisions votées par ses représentants soient ainsi contournées.
La fraude CumCum illustre une connivence dangereuse entre l’exécutif et la finance. Une connivence qui mine la confiance des citoyens et nourrit l’idée qu’il y a, dans ce pays, deux catégories de contribuables : ceux qui paient, et ceux qui se croient au-dessus des lois.
Et la question demeure, brutale, provocante : et si, tout simplement, on n’avait jamais eu réellement l’intention d’arrêter la fraude ?
Jérôme CUSANNO
Directeur de l’iepb.




