De TRACFIN aux collèges : comprendre la chaîne de la vigilance

Chaque intermédiaire en opérations de banque et en services de paiement (IOBSP) sait qu’il est tenu, en vertu de l’article L. 561-15 du Code monétaire et financier, d’effectuer une déclaration de soupçon lorsqu’il identifie une opération suspecte. Mais rares sont ceux qui mesurent jusqu’où cette information circule ensuite.
Une fois transmise à TRACFIN — acronyme de Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins — cette donnée quitte le niveau individuel pour entrer dans un système européen de surveillance financière dont le dernier étage se trouve à Francfort, au siège de l’Autorité bancaire européenne (EBA).
TRACFIN n’est pas un service isolé : il fait partie des cellules de renseignement financier (CRF) de l’Union européenne. Chaque CRF nationale collecte, analyse et transmet les informations liées à des soupçons de blanchiment ou de financement du terrorisme.
Lorsque les opérations suspectes concernent plusieurs États membres — par exemple un flux entre un courtier français, une banque luxembourgeoise et un investisseur espagnol — ces données peuvent être partagées entre CRF, puis examinées dans le cadre d’un collège de supervision LCB-FT (Anti-Money Laundering / Counter-Terrorist Financing College, ou AML/CFT College).
Ces collèges réunissent autour d’une même table les superviseurs nationaux (comme l’ACPR en France), les CRF, et parfois les autorités prudentielles ou fiscales concernées. Leur rôle : confronter les analyses de risque, harmoniser les approches, et coordonner la surveillance des groupes financiers opérant dans plusieurs pays de l’Union.
Ainsi, lorsqu’un IOBSP envoie une déclaration de soupçon, il contribue — sans toujours le savoir — à alimenter cette vaste architecture de coopération.
De la même manière que la goutte d’eau finit par nourrir la rivière, chaque signalement individuel participe au tableau général du risque de blanchiment.
Ce lien entre terrain et supervision européenne est au cœur du dernier rapport de l’EBA, publié en 2025, sur le fonctionnement des collèges LCB-FT. Un document dense, passé relativement inaperçu, mais qui mérite l’attention de tous les professionnels de la conformité.
Qu’est-ce qu’un « collège LCB-FT » ?
Un collège LCB-FT est une structure de coopération rassemblant toutes les autorités compétentes chargées de surveiller un même groupe financier présent dans plusieurs pays européens.
Imaginons un grand groupe bancaire dont une filiale distribue des crédits immobiliers via des IOBSP en France et en Belgique. L’ACPR, la Banque nationale de Belgique, les cellules TRACFIN et CTIF-CFI (la CRF belge), et parfois la Banque centrale européenne participent au même collège pour échanger leurs analyses de risque et leurs plans d’action.
Les premiers collèges ont été créés en 2020, dans le prolongement de la 5e directive européenne LCB-FT (AMLD5). Leur fonctionnement est précisé par les lignes directrices de l’EBA :
- le superviseur du pays d’origine préside le collège ;
- les réunions permettent de partager des évaluations de risque, des constats d’inspection, ou encore des informations sur des sanctions ;
- des actions communes peuvent être décidées (visites conjointes, questionnaires harmonisés, etc.).
L’objectif est clair : éviter que des groupes transfrontaliers exploitent les différences de vigilance entre pays.
À terme, ces collèges deviendront les antennes opérationnelles de la future Autorité européenne de lutte contre le blanchiment (AMLA), dont le siège sera installé à Francfort et qui prendra le relais de l’EBA à compter du 1er janvier 2026.
Ce que révèle le rapport 2025 : progrès et failles
Le rapport 2025 de l’EBA dresse un bilan détaillé de ces structures.
Au 31 mai 2025, l’Europe comptait 258 collèges LCB-FT, contre 229 un an plus tôt : une progression de 13 %.
Parmi eux :
- 58 % intègrent une CRF ;
- 71 % associent un superviseur prudentiel (banque ou assurance) ;
- 45 % ne se réunissent qu’une fois par an ;
- seuls 19 % ont convenu d’un plan d’action commun entre les autorités.
Ces chiffres témoignent d’un dispositif encore jeune. Les progrès sont réels : la coopération se structure, les échanges de données augmentent, et des pratiques communes apparaissent. Mais les limites sont tout aussi évidentes :
- trop peu d’actions conjointes ;
- une approche basée sur le risque encore inégalement appliquée ;
- des outils informatiques hétérogènes ;
- et, surtout, une difficulté persistante à relier les signaux remontés par les CRF aux priorités de supervision des autorités bancaires.
Autrement dit : l’information existe, mais elle circule encore lentement. Entre la déclaration TRACFIN d’un courtier en crédit et la discussion d’un collège européen, des mois peuvent s’écouler.
L’ABE prépare le terrain de l’AMLA
Le rapport insiste sur un point : le rôle de l’ABE (autorité européenne des banques) est transitoire.
À partir de 2026, la nouvelle autorité AMLA (Autorité européenne de LCB-FT) prendra la direction des collèges et disposera de pouvoirs d’enquête et de sanction directe sur les établissements à risque systémique.
L’AMLA sera l’équivalent européen du « gendarme de la LCB-FT ». Elle définira des standards communs, coordonnera les inspections transfrontalières et, surtout, pourra exiger la transmission d’informations auprès de toute autorité nationale, y compris les CRF.
Pour les intermédiaires, cela signifie :
- une harmonisation progressive des obligations ;
- des contrôles plus homogènes d’un pays à l’autre ;
- et la fin des « angles morts » où certains États appliquent des règles plus souples.
Cette centralisation vise à éviter les scandales des dernières années (Danske Bank, Wirecard, N26, etc.) qui ont montré les failles d’une Europe fragmentée. Mais elle impliquera aussi pour les courtiers et les distributeurs de crédit une exigence accrue en matière de documentation, de traçabilité et de formation.
Où se situe le courtier dans cette mécanique ?
Revenir à la base permet de comprendre le rôle de chacun. Lorsqu’un IOBSP ou un IAS détecte une opération atypique — un client pressé de solder un crédit, un rachat de prêt sans justification, un versement étranger inhabituel — il doit, après analyse, rédiger une déclaration de soupçon. Cette déclaration est transmise à TRACFIN, qui l’enregistre et l’exploite avec d’autres signaux.
Selon la gravité et la nature du soupçon :
- TRACFIN peut transmettre l’information au procureur de la République ;
- ou la partager avec une autre CRF européenne, si l’opération concerne plusieurs pays ;
- ou encore, dans le cadre d’un collège, la communiquer à l’autorité de supervision (ACPR, AMF, Banque centrale) pour éclairer l’évaluation des risques d’un groupe financier.
Ainsi, la vigilance du courtier — souvent le premier maillon — nourrit la connaissance globale du risque de blanchiment. Ce signal, agrégé à des centaines d’autres, sert à calibrer les plans de contrôle, les typologies de risques et les politiques de conformité européenne.
En d’autres termes : chaque IOBSP fait partie intégrante du système européen de LCB-FT. Sa contribution, même isolée, alimente le mécanisme collectif qui vise à préserver l’intégrité financière de l’Union.
Les principales recommandations de l’ABE
Le rapport 2025 formule plusieurs recommandations à destination des autorités nationales :
- Renforcer l’approche basée sur le risque : Trop de collèges continuent de traiter tous les groupes de la même manière. L’EBA recommande de concentrer les efforts sur les entités présentant un risque élevé de blanchiment ou d’exposition à des juridictions sensibles.
- Améliorer la participation des CRF
Les échanges entre supervision et renseignement financier restent insuffisants. Les CRF doivent être intégrées à toutes les réunions pour assurer une meilleure circulation de l’information. - Créer des plans d’action conjoints
Chaque collège devrait adopter un document formel précisant les priorités, le calendrier des inspections et les modalités de partage de données. - Standardiser les outils informatiques
L’ABE encourage la mise en place d’une plateforme européenne sécurisée d’échanges (préfigurant la future base AMLA). - Former les participants
Les superviseurs nationaux, souvent spécialisés dans la banque ou l’assurance, doivent être formés aux techniques d’analyse financière et de détection de schémas transfrontaliers.
Pour les IOBSP : anticiper les exigences de demain
Même si les collèges concernent aujourd’hui les grands groupes bancaires, leurs conclusions finissent toujours par irriguer les exigences imposées à leurs partenaires.
Un établissement qui renforce ses obligations internes imposera bientôt les mêmes standards à ses courtiers mandataires.
On peut donc anticiper :
- une exigence accrue de traçabilité : les justificatifs d’origine des fonds, les preuves d’entretien client et les profils de risque devront être mieux archivés ;
- des contrôles documentaires plus fréquents : les réseaux demanderont aux IOBSP de démontrer la réalité de leurs procédures ;
- des formations renforcées : la connaissance des sigles et du fonctionnement européen de la LCB-FT deviendra un prérequis professionnel.
Les organismes de formation devront eux aussi adapter leurs contenus. Comprendre la chaîne TRACFIN-CRF-ABE-AMLA, ce n’est plus un luxe : c’est la condition d’une conformité durable.
Une Europe qui apprend à coopérer
L’un des constats les plus intéressants du rapport est la maturité croissante de la coopération européenne. Il y a encore cinq ans, les superviseurs se parlaient peu. Aujourd’hui, ils partagent leurs typologies, leurs sanctions et leurs alertes. L’EBA a créé un réseau d’officiers de liaison LCB-FT, un portail sécurisé, et une base de bonnes pratiques qui inspirent les États membres.
Mais le rapport rappelle aussi que la vigilance n’est pas qu’une affaire de régulateurs. Sans la remontée d’informations depuis le terrain — les IOBSP, les agents d’assurance, les courtiers, les sociétés de gestion — les collèges resteraient aveugles. La conformité, c’est un écosystème : la qualité du sommet dépend de la rigueur de sa base.
Ce qu’il faut retenir :
- Chaque fois qu’un courtier rédige une déclaration TRACFIN, il contribue à une chaîne qui dépasse son bureau.
Ce signalement, consolidé, analysé, partagé, finit par influencer les priorités des autorités européennes. C’est toute la logique de la LCB-FT : un système en cascade où la vigilance du terrain nourrit la stratégie continentale. - Le rapport 2025 de l’EBA nous rappelle que cette chaîne fonctionne, mais reste perfectible.
L’arrivée d’AMLA et l’application prochaine de la directive AMLD6 devraient accélérer la coordination et rendre la supervision plus lisible. - Pour les IOBSP, il s’agit moins d’une contrainte que d’une opportunité : celle de se situer pleinement dans la grande mécanique de la confiance financière. Car demain, être un bon courtier ne consistera plus seulement à trouver le meilleur taux, mais à être un maillon fiable d’un dispositif européen de vigilance. Et cette mission-là, à n’en pas douter, mérite d’être comprise et assumée.
Jérôme CUSANNO
Directeur de l’iepb
Sigles et définitions utiles (encadré culture LCB-FT)
| Sigle | Signification | Rôle |
| LCB-FT | Lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme | Ensemble des obligations de vigilance et de déclaration applicables aux professionnels financiers |
| TRACFIN | Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins | Cellule française de renseignement financier, rattachée au ministère de l’Économie |
| CRF FIU | Cellule de renseignement financierFinancial Intelligence Unit | Cellule nationale de renseignement financier (une par État membre) |
| EBAABE | European Banking AuthorityAutorité européenne des banques | Autorité bancaire européenne chargée, entre autres, de coordonner la supervision LCB-FT |
| AMLA | Anti-Money Laundering Authority | Nouvelle autorité européenne (à partir de 2026) chargée de superviser directement les entités les plus à risque |
| ACPR | Autorité de contrôle prudentiel et de résolution | Superviseur français des banques, assurances et intermédiaires |
| AMLD6 | 6e directive européenne LCB-FT | Cadre juridique harmonisé applicable à partir de juillet 2027 |


