Blanchiment : le Sénat dévoile les failles françaises face à la délinquance financière.

En juin 2025, la commission d’enquête sénatoriale a livré un rapport au vitriol sur la délinquance financière. Derrière les chiffres vertigineux se cache une réalité inquiétante : la France n’a pas de stratégie claire pour lutter contre le blanchiment, cette « colonne vertébrale» du crime organisé.

Le blanchiment, crime fondateur

« Le blanchiment de capitaux est le crime qui permet tous les autres. »
— Rapport de la commission d’enquête du Sénat

La formule est brutale. Mais elle traduit une évidence : sans blanchiment, pas de crime organisé durable. La drogue, la fraude fiscale, la corruption ou encore la contrefaçon ne survivent que parce que les milliards générés peuvent être recyclés.

Les estimations donnent le vertige : 38 à 58 milliards d’euros blanchis chaque année en France. À l’échelle mondiale, ce sont 1 600 à 4 000 milliards de dollars qui circulent dans les circuits parallèles.

Un chiffre saisissant illustre l’ampleur logistique du problème : une tonne de cocaïne équivaut, une fois revendue, à cinq tonnes de billets de 10 euros. Soit 125 valises de 40 kilos chacune. Un fleuve souterrain de cash qu’il faut transporter, dissimuler, puis réinjecter.

Un empilement d’outils, mais pas de stratégie

Le rapport sénatorial dénonce un empilement de dispositifs plutôt qu’une stratégie nationale. Les banques déclarent beaucoup à Tracfin, surveillées de près par l’ACPR. Mais d’autres professions assujetties — avocats, notaires, agents immobiliers, concessionnaires de marques automobiles, bijoutiers et magasins de luxes, palaces — restent en retrait. En revanche, les IOBSP et les intermédiaires d’assurance, eux, doivent suivre une formation. Cela signifie donc qu’un IOBSP aurait plus de risque de rencontrer un baron de la drogue qu’un bijoutier de chez Cartier, ou un concessionnaire Mercedès. 

Dans les tribunaux, les magistrats spécialisés sont trop peu nombreux, les outils informatiques obsolètes, et les confiscations rares. Résultat : la France se bat contre un géant avec une arme émoussée.

L’argent sale, un fleuve qui s’infiltre partout

Le blanchiment suit trois étapes : placement, dissimulation par superposition d’opérations, puis réinjection dans l’économie réelle.

C’est cette dernière phase qui saute aux yeux. L’argent se mêle au tissu économique par des investissements immobiliers, des sociétés éphémères, des casinos, ou encore via les crypto-actifs. Mais aussi par des commerces de façade, des laveries, etc.

Dans nos villes, la prolifération des échoppes de barbiers interroge. Derrière certaines vitrines, on devine des activités servant à recycler du liquide en chiffre d’affaires déclaré. Comme le souligne le rapport, l’imagination des blanchisseurs est sans limite, et souvent sous nos yeux.

Des moyens dérisoires face à des réseaux agiles

Alors que les organisations criminelles exploitent chaque faille technologique, l’État peine à coordonner ses forces. Douanes, police, justice, Tracfin travaillent encore trop souvent en silos. Les bases de données ne communiquent pas, les délais s’allongent, et les enquêtes perdent en efficacité.

La coopération internationale reste fragile. Et pendant ce temps, les criminels avancent : crypto-monnaies, plateformes numériques, messageries cryptées deviennent leurs alliées.

Le chiffre qui glace : seuls 2 % des avoirs criminels sont saisis. Autrement dit, sur cent euros blanchis, quatre-vingt-dix-huit continuent de circuler. Quelle idée vous vient en tête en lisant cela ? 

Les pistes du Sénat

La commission avance près de 50 recommandations, parmi lesquelles :

  • renforcer l’Agence française anticorruption,
  • créer un fichier national des identités frauduleuses,
  • surveiller les comptes rebonds,
  • obliger les entreprises à déclarer leurs comptes à l’étranger,
  • doubler les amendes pour corruption et blanchiment,
  • mutualiser les données KYC entre établissements financiers.

Autant de mesures qui visent à donner aux autorités des armes à la hauteur de l’adversaire.

Vers une loi ambitieuse

Dès juillet 2025, une proposition de loi a été déposée pour traduire ces recommandations. Elle prévoit notamment la suppression de l’anonymat des cartes prépayées, une plus grande transparence des associations, et un rôle accru pour les greffiers des tribunaux de commerce dans la détection des fraudes.

L’AGRASC (Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués) devrait aussi voir son rôle renforcé, pour priver plus rapidement les criminels de leurs ressources.

Une conclusion dérangeante

Le rapport sénatorial tire une sonnette d’alarme. Mais il soulève aussi une interrogation troublante.

58 milliards d’euros blanchis chaque année en France : c’est davantage que l’effort budgétaire demandé aux contribuables pour redresser les comptes publics.

Dès lors, une question provocante s’impose : et si, derrière les discours officiels, il n’existait pas une réelle volonté de mettre fin à ce système ? Et si, en silence, on tolérait que cet argent sale irrigue une économie légale qui en manque cruellement ?

Hypothèse politiquement incorrecte, certes. Mais après avoir lu les 600 pages du rapport sénatorial, elle ne peut plus être balayée d’un revers de main.

Jérôme CUSANNO 

Directeur de l’IEPB

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